L’idée de progrès a fait l’objet d’un immense malentendu...

L’idée de progrès a fait l’objet d’un immense malentendu. Les Lumières, qui l’annoncent au XVIII ͤ  siècle, en font une valeur morale, d’autonomie et de liberté, lui conférant une dimension critique face à l’immobilisme des sociétés d’Ancien Régime.  La révolution industrielle, qui se déploie au cours du XIX ͤ  siècle en Europe, transforme cet idéal en promesse de progrès matériel. Elle installe pour ce faire une organisation sociale qui lui tourne radicalement le dos !  Les ingénieurs chassent les prêtres mais la société industrielle demeure tout aussi verticale qu’avant. Dans la famille comme dans l’usine, le modèle hiérarchique de la société reste dominant. Au XX ͤ , le fordisme, qui est l’étendard du monde industriel, conserve l’organisation pyramidale d’antan. Dans le domaine de la vie privée, il faut attendre 1965, en France, pour que les femmes puissent disposer d’un compte en banque sans demander l’autorisation !  Quelque deux siècles après la Révolution française, elles étaient toujours sous la tutelle de leur mari pour la plupart des actes juridiques les concernant. Pour les femmes comme pour de nombreuses catégories de la société, l’idée d’autonomie, de liberté, est longtemps restée lettre morte.

Ce n’est que tout récemment, au cours des dernières décennies, qu’ont fini par disparaître les derniers vestiges de la société paysanne. Les travailleurs ne travaillent plus la matière (agricole ou industrielle) mais des flux d’informations. À suivre le sociologue Ronald Inglehart, la créativité remplace l’autorité comme valeur structurante. À ses yeux, les idées des Lumières tiennent enfin leur revanche : la scolarisation de masse et l’État-providence arrachent les hommes au dénuement et à la superstition… Hélas, Inglehart répète à son tour l’erreur de Keynes quand il conclut qu’un monde postmatérialiste, affranchi des contingences de la nécessité, est désormais à nos portes. Loin de créer un univers rassurant, tolérant, la société postindustrielle fait en réalité exactement le contraire : elle entretient l’insécurité économique, la peur du lendemain, et finit par ruiner les idéaux qu’elle est censée exalter.

 

Fuente: Le Monde est clos et le désir infini. Daniel Cohen. Éditions Albin Michel. París. 2015.

 

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